Les marchés carbone locaux doivent encore se structurer
En France, les collectivités territoriales participant à des mécanismes de compensation carbone volontaire restent rares. Toutefois, et notamment avec la création du label bas-carbone, des projets se structurent. Le plus ambitieux est en cours à la Rochelle, mais d’autres plus modestes essaiment dans le pays, créant une mosaïque de marchés carbone locaux.
Lorsqu’un territoire a pour ambition de devenir neutre en carbone, il s’attache dans un premier temps à réduire au maximum ses émissions de gaz à effet de serre (GES). Il généralise alors les énergies renouvelables, les mobilités douces et bas-carbone, et augmente au maximum l’efficacité énergétique de ses bâtiments. Mais malgré tous ces efforts, certaines émissions résiduelles sont incompressibles. Quelles soient liées par exemple au transport aérien ou à l’alimentation, il est alors possible de les compenser en finançant des projets permettant de réduire ou de stocker un volume équivalent sur place ou sur un autre territoire. « La compensation est nécessaire une fois que l’on s’est engagé dans une démarche de sobriété et qu’il ne reste que des émissions résiduelles ne pouvant être financées autrement », explique Valérie Potier, directrice de projet planification énergie climat au Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema). Une tonne de CO2 évitée ou séquestrée sur le projet financé génère alors un crédit au bénéfice de la comptabilité carbone de l’acteur financeur. Ces démarches volontairesCes mécanismes sont détaillés dans une étude du Cerema intitulée : Définir un dispositif de compensation carbone territorial, Aide à la rédaction d’un cahier des charges. sont différentes, et complémentaires, des obligations de réductions d’émissions de gaz à effet de serre prévues par la réglementation, comme le marché carbone européen EU-ETS.
Pas de système standard
Avant de lancer réellement de tels projets, les territoires doivent d’abord analyser leurs potentiels de séquestration carbone et de réduction de GES par secteur économique en excluant les émissions des grandes installations déjà couvertes par le marché EU-ETS. S’ils ont déjà rédigé un plan climat-air-énergie territorial (PCAET), ces données sont déjà disponibles. Ensuite, la collectivité doit définir sa stratégie. Pour cela, elle doit identifier des projets de compensation possibles et trouver des acteurs intéressés par le dispositif. Ils peuvent être publics ou privés. « Dans ce cas, il est indispensable de mettre en place des critères d’éligibilité pour les porteurs de projet ou les financeurs. Ils doivent démontrer que l’acteur a un plan d’action réel en matière de transition », précise Valérie Potier. Certains souhaitent aller jusqu’à instaurer un comité éthique pour s’assurer de la cohérence des démarches des différents acteurs. « Nous rédigeons actuellement une charte éthique pour définir des critères objectifs d’évaluation des partenaires possibles », détaille Anne Rostaing, présidente de la Coopérative carbone de La Rochelle. La collectivité peut cibler les grandes entreprises présentes sur son territoire qui seraient intéressées par la compensation volontaire. Si la collectivité est une intercommunalité, elle peut aussi enclencher des partenariats avec le département ou la région.
Compte tenu de la nouveauté de ces mécanismes, il n’y a pas de système standard. Chaque territoire peut les mettre en œuvre de différentes façons. Il peut par exemple compenser en finançant sur ses fonds propres des projets locaux, si possible labellisés bas-carbone (1), de réduction d’émissions. Dans l’idéal, ces initiatives doivent s’articuler avec sa stratégie climatique, et être compatibles avec la déclinaison nationale (stratégie nationale bas-carbone), régionale (Sraddet), ou intercommunale (PCAET). Une autre solution consiste à développer ses propres projets de réduction de GES éligibles à un mécanisme de compensation et à les faire financer par d’autres acteurs, publics ou privés. Enfin, la collectivité peut mettre en place un fonds carbone dédié à la compensation et l’animer en mettant en relation différents acteurs pour faire se rencontrer offre et demande de crédits carbone sur un marché local. Ces trois approches ne s’opposent pas. Elles peuvent être complémentaires.
Trouver un modèle économique
Une fois que la collectivité a choisi son positionnement, elle doit définir un modèle économique pertinent afin d’assurer l’équilibre financier du dispositif en identifiant les modes de financement, les subventions possibles et les ressources financières à même de monter le projet. « Il faut de gros acteurs financiers publics ou privés au départ pour assurer le financement sur plusieurs années. Il peut aussi y avoir des investissements citoyens mais c’est plus complexe car cela demande un suivi en ingénierie un peu plus important et du temps pour gérer une multitude de petits financements », expose Valérie Potier. Enfin, le territoire doit fixer un prix pour la tonne de carbone. Il peut être différencié selon le type de projet et le volume de crédit carbone, être décidé de façon arbitraire ou selon un principe de péréquationLa péréquation est un mécanisme de redistribution qui vise à réduire les écarts de richesse. qui assure une solidarité entre le projet et le financement. Cette option est censée éloigner des acteurs plus intéressés par d’éventuels bénéfices que par une réelle démarche environnementale.
Gouvernance et montage juridique
Une fois le modèle économique mis en place, il reste à définir la gouvernance pour organiser au mieux le dispositif. Différentes instances peuvent être créées dans cet objectif. Elles assureront le pilotage du dispositif de la sélection et l’instruction des dossiers de projet jusqu’au suivi des engagements et à l’évaluation des bénéfices de réduction et/ou de séquestration carbone. « Il faut bien réfléchir aux instances qui vont être mises en place. Pour cela, il faut correctement définir les rôles de chacun. S’il n’y a pas de modèle unique, il y a des exigences de qualité minimales à mettre en œuvre », détaille Valérie Potier. Reste ensuite à choisir un montage juridique adapté. Il doit tenir compte des objectifs, des partenaires, des modes de fonctionnement, des modalités techniques et du modèle économique retenu. Trois statuts se dégagent particulièrement : l’association, la société d’économie mixte (Sem) et la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). C’est cette dernière forme qui a été choisie par La Rochelle, la collectivité de loin la plus avancée sur le sujet de la compensation carbone.
La Rochelle en pointe
La préfecture de Charente-Maritime a lancé le 16 décembre 2020 la première coopérative carbone locale d’EuropeLes statuts de la coopérative ont été signés par la Communauté d’Agglomération de La Rochelle, la Ville de La Rochelle, Alstom, LEA Nature, le Crédit Agricole CMDS, Port Atlantique La Rochelle, Atlantech, Adefip et La Rochelle Université. Elle réunit des collectivités locales, des entreprises, des associations, des organismes de formation et de recherche et des citoyens. Elle a été créée pour aider le territoire à atteindre son objectif zéro carbone en 2040. Elle accompagne les porteurs de projets de réduction d’émissions tout au long de leur parcours. « Nous aidons les entreprises et les collectivités à mener un bilan carbone, à construire un plan de réduction de leurs émissions et leurs stratégies bas carbone. Par ailleurs, nous leur proposons de compenser leurs émissions résiduelles sur des projets locaux, que nous accompagnons aussi. Ils peuvent être portés par des bénévoles ou des associations ancrées dans les territoires », résume Anne Rostaing. En outre, cet outil coopératif permettra d’émettre et de vendre des crédits carbone sur un marché territorial pour réunir porteurs de projets et acheteurs. La coopérative agrège différents financeurs, qui peuvent choisir le projet sur lequel ils souhaitent intervenir. Le prix de la tonne carbone n’est pas encore fixé et le système à adopter est en cours de discussion. Cette année, l’objectif est d’atteindre une cible de 3 000 tonnes vendues pour un prix de l’ordre de 50 euros la tonne. Les études techniques, économiques, juridiques et le développement d’outils ont nécessité un investissement de 800 000 euros. Le coût d’amorçage de l’agrégateur est estimé à 1 million d’euros pour les trois premières années.
Trois types d’action rochelaises
Trois familles de projets sont éligibles. Ils peuvent tout d’abord s’inscrire dans la séquestration carbone. Ce sont les seuls à l’heure actuelle car l’initiative la plus facile à mettre en œuvre est de planter des arbres. Six ont déjà été mis en place concrètement. Un d’entre eux est notamment porté par des citoyens qui sont bénévoles au sein de la coopérative : il consiste à planter des arbres sur des communes de l’agglomération. Les semences utilisées sont issues du Marais poitevin. Elles sont cultivées dans un premier temps dans les serres municipales. Les arbustes sont ensuite plantés sur le terrain par des entreprises d’insertion. L’objectif de 10000 plantations devrait être atteint avant l’automne prochain. Un projet de remplacement d’arbres malades le long des canaux du Parc naturel régional du Marais poitevin est aussi en cours. Quelques centaines ont été plantés en 2021. « Nous envisageons tout particulièrement de travailler sur la séquestration dans les marais et sur les littoraux, mais aussi dans les sols agricoles », souligne Anne Rostaing. La Rochelle souhaiterait aussi mettre en œuvre des projets autour de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. Ils sont en cours de réflexion, avec notamment un axe de travail sur l’autoconsommation, mais sont plus difficiles à mettre en place. « Nous aimerions développer l’autoconsommation collective d’électricité photovoltaïque dans le quartier Atlantech. Nous menons une étude sur trois ans avec l’université, l’école des Mines et le Crigen pour publier une méthode reconnue par l’État pour valoriser cette technologie en compensation carbone volontaire », poursuit la présidente de la Coopérative carbone de La Rochelle. Des initiatives autour de la mobilité hydrogène pourraient également voir le jour.
Des initiatives plus modestes
Comparées à l’agrégateur de projets rochelais, les autres démarches autour de la compensation carbone auxquelles participent des collectivités ont une taille plus modeste. En effet, elles concernent en général une seule initiative bien précise, souvent en lien avec le captage naturel du carbone. Normandie Forever permet par exemple de financer des interventions sur des forêts dégradées qui ne seraient pas envisagées par les propriétaires forestiers privés. Elle est portée par le Centre Régional de la Propriété Forestière (CRPF) de Normandie, l’Ademe Normandie, Biomasse Normandie, et des entreprises locales. Quatre premiers projets de reboisements ont été effectués pour tester la méthode. Puis, quatre autres chantiers ont été réalisés en 2019 suivis de sept en 2020. Le dispositif favorise un stockage additionnel de 200 tonnes de CO2 par hectare sur la durée de vie du peuplement. Les crédits carbone générés sont acquis par des entreprises volontaires et des collectivités normandes comme le Parc naturel régional des Boucles de la Seine Normande et les agglomérations de Rouen et de la Seine-Eure. En outre, la coupe des peuplements en impasse sylvicole génère du bois énergie et d’industrie. Parmi d’autres exemples, « Carbocage » repose sur le même principe mais le carbone est stocké grâce à des haies plantés dans les bocages des Pays de la Loire.
Décarboner l’agriculture
D’autres projets misent plutôt sur les changements de pratiques agricoles. C’est le cas de Carbon Think dans le Grand-Est. Démarré fin 2019 à l’initiative de Terrasolis, association visant à décarboner l’agriculture dans la région, il doit aider financièrement une centaine de fermes locales pour qu’elles baissent leurs émissions de GES. Différentes pratiques seront encouragées : stockage de carbone et maintien dans le sol, stockage dans la biomasse, bois- énergie, méthanisation, etc. L’objectif consiste à financer une centaine d’exploitations agricoles en développant un nouveau modèle économique agrégateur en matière de financements. Le rôle des collectivités n’est pas encore totalement arrêté: financement du projet, animation territoriale et achat de crédits pour compenser des émissions résiduelles sont possibles. Terrasolis en discute notamment avec le Grand Reims.
Pas une priorité
La plupart des marchés locaux de carbone restent plutôt embryonnaires. Si La Rochelle a pris de l’avance, son projet est loin d’avoir atteint sa pleine mesure. Quant aux autres initiatives, elles demeurent modestes. « Il y a du potentiel, un vrai intérêt, mais c’est la concrétisation dans le temps qui sera plus compliquée. Les régions pourront jouer un rôle important pour inciter des territoires plus petits et moins structurés », estime Valérie Potier. Le partage des connaissances sera également déterminant. « Nous souhaitons que les difficultés que nous avons connues au départ ne soient pas les mêmes pour les suivants. Nous avons donc développé des outils en open source pour les partager avec d’autres territoires, dont certains sont déjà intéressés par notre modèle et souhaiteraient le répliquer chez eux », remarque Anne Rostaing. Plus de retours d’expériences seront nécessaires pour développer les marchés carbone locaux. En effet, ils peuvent paraitre difficiles à mettre en œuvre pour des collectivités qui peinent souvent à réduire leurs émissions de GES. S’attaquer à leurs rejets résiduels sans obligation légale n’est donc pas une priorité.