Comment l’injection de gaz renouvelables transforme les réseaux

04 10 2021
Thomas Blosseville
Luc Maréchaux

Hydrogène, pyrogazéification, gazéification hydrothermale… Les réseaux de gaz se préparent à l’émergence de nombreuses filières. Mais pourront-ils vraiment les accueillir dans toute leur diversité ?

À quoi ressemblera demain le système gazier ? Bien malin qui sait répondre à cette question avec certitude. De la méthanisation à la pyrogazéification, en passant par l’hydrogène, des candidats très variés veulent se faire une place dans les réseaux de gaz. Injection en mélange ou transport dans des infrastructures spécifiques: les gestionnaires de réseaux envisagent plusieurs options. Le cas de l’hydrogène, en particulier, suscite encore beaucoup d’interrogations. « Très clairement, pour l’injection de biométhane, les réseaux arrivent à une certaine maturité », observe Anthony Mazzenga, directeur des gaz renouvelables chez GRTgaz.
Au 30 juin dernier, d’après le ministère de la Transition écologique, 282 installations injectaient du biométhane dans les réseaux français. Leur capacité cumulée s’élevait à 5,1 TWh/an, en hausse de 26% en six mois. « En effet, pour le biométhane, la dynamique est relativement forte et les raccordements deviennent des opérations usuelles », abonde Gilles Doyhamboure, directeur commerce et régulation de Téréga.

Logique de zonage

Depuis l’an dernier, les réseaux de gaz ont mis en place le droit à l’injection « et nous commençons à avoir du recul sur la procédure », assure Anthony Mazzenga. La filière est passée d’une logique individuelle, où le porteur de projet allait demander un raccordement aux gestionnaires de réseaux, à une logique de zonage. « Quand nous recevons une demande, nous nous réunissons désormais entre opérateurs et tenons compte des futurs développements possibles dans la zone pour définir collectivement la meilleure façon de raccorder les projets. » Cette procédure permet d’anticiper les besoins de travaux sur le réseau. Par exemple, en construisant une unité de rebours pour remonter les surplus locaux de production du réseau de distribution vers le réseau de transport pour les acheminer vers un autre territoire. En août, GRTgaz annonçait qu’il exploitait déjà cinq rebours et qu’il en avait treize en construction et quatorze à l’étude.

Luc Maréchaux
Chantier de la première installation de rebours d'Ile-de-France à Mareuil-lès-Meaux, en Seine-et-Marne.

Méthane de synthèse

Avec l’essor du biométhane, les réseaux ont donc commencé à se transformer. « Là où la filière fait encore face à des défis, c’est sur les conséquences de l’injection », nuance Xavier Passemard, directeur biométhane de GRDF. La multiplication et la décentralisation des points d’injection obligent en effet à « une exploitation plus dynamique des réseaux ». Leur complexification s’accompagne en particulier d’une utilisation croissante des données pour les gérer. Mais surtout, d’autres filières que le biométhane frappent à la porte. Elles sont moins mâtures. Par exemple, cet été, GRDF a dévoilé les lauréats de son appel à projets sur la pyrogazéification lancé en novembre 2020. Deux projets « de taille industrielle avec un fort potentiel de réplicabilité » ont été retenus, l’un porté par la Métropole de Limoges et l’autre à Istres par la start-up Eco’r. Ces deux démonstrateurs ont vocation à « compléter la palette de technologies testées pour produire du méthane de synthèse », explique GRDF, et expérimenter son injection dans les réseaux.

MéthyCentre injectera du méthane de synthèse
Prévus pour durer treize mois, les travaux du démonstrateur MéthyCentre ont débuté mi-juin à Angé (Loir-et-Cher). La première étape consiste à installer un électrolyseur de 250 kW, de quoi produire 50 kg d’hydrogène par jour. Il sera associé à une unité de méthanisation construite en parallèle. Une partie de l’hydrogène sera injectée dans le réseau de distribution de gaz. Non pas sous forme pure, mais combiné à du CO2 issu du méthaniseur, pour être injecté dans le réseau de GRDF sous forme de méthane de synthèse. Une autre partie de l’hydrogène, non-injectée, sera destinée à des usages de mobilité. Le projet est porté par Storengy avec Elogen pour l’électrolyseur, Khimod et Prodeval pour le méthane de synthèse

L’hydrogène et ses inconnues

En ligne de mire, il y a aussi le développement de la production de méthane par gazéification hydrothermale. Ou encore, le cas de l’hydrogène, plus spécifique, car il s’agit d’une autre molécule. « Pour ces filières émergentes, nous avons créé des groupes de concertation pour définir les futures procédures d’injection », signale Anthony Mazzenga, de GRTgaz. « Comme nous l’avions fait auparavant pour le biométhane. » Parmi ces filières, l’hydrogène est certainement celle qui fait face au plus d’inconnues, même si les volumes concernés restent marginaux. « L’hydrogène est une molécule différente du méthane, plus volatile, plus fine, et son comportement dans nos canalisations fait l’objet d’études techniques », témoigne Gilles Doyhamboure. À quel taux l’hydrogène pourra-t-il être injecté ? Avec quelles conséquences ? Pour l’instant, la filière gaz est en phase de réflexion. La prochaine grande échéance est le déploiement de projets hydrogène locaux dans les cinq ans. Ensuite, la filière imagine même une « dorsale hydrogène européenne », une infrastructure reliant l’Espagne à l’Allemagne et la Belgique, en passant par la France. Mais avant de la déployer, il faudra répondre à de nombreuses questions.
Pour apporter de premières réponses, Téréga et GRTgaz ont lancé une consultation du marché, dont les conclusions sont attendues fin 2021. Leur objectif? Comprendre où et quand il y aura demain besoin d’hydrogène, voire anticiper les types d’hydrogène nécessaires, notamment en termes de qualité, ainsi que les profils de production et de consommation.

Air Liquide verdit son réseau d'hydrogène
Air Liquide va construire à Oberhausen, en Allemagne, une unité de production d’hydrogène par électrolyse, en principe alimentée par de l’électricité renouvelable. Une première tranche de 20 MW doit être opérationnelle en 2023 et pourrait ensuite être portée à 30 MW. Cet électrolyseur aura une particularité : il sera relié à un réseau existant auxquels sont déjà raccordés une quinzaine de sites industriels pour leur besoin en hydrogène. Ce projet vise à verdir ce réseau d’hydrogène pour répondre à la demande de secteurs déjà consommateurs, comme la sidérurgie, la chimie et le raffinage. Des applications dans et mobilité sont aussi envisagée

Moyen et long terme

Premier enjeu : faudra-t-il injecter l’hydrogène dans le réseau de gaz naturel, en mélange, ou dans un réseau dédié ? « On peut imaginer qu’une petite partie de l’hydrogène soit injectée en mélange, mais de façon temporaire ou pour des géographies particulières. À moyen terme, nous nous attendons plutôt à voir apparaître des réseaux dédiés », projette Anthony Mazzenga. D’ailleurs, la stratégie hydrogène de l’État vise en priorité des usages dans l’industrie et la mobilité, qui ne nécessitent pas d’injection dans le réseau. « L’injection d’hydrogène est vue par les pouvoirs publics comme une troisième voie, mais pas à court terme », confirme Julie Pinel, chef de projet à la Direction de la stratégie de GRDF. Cela dit, localement, des porteurs de projets voudront probablement se raccorder au réseau de gaz pour s’équiper d’électrolyseurs plus puissants tout en sécurisant un débouché à leur production. Autant, donc, l’anticiper.
GRDF se prépare à l’injection de cet hydrogène, non pas directement, mais recombiné à du CO2 sous forme de méthane de synthèse, typiquement en réutilisant du CO2 issu de la méthanisation. Le dispositif de « bac à sable réglementaire » de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) offre un cadre dérogatoire à plusieurs projets allant dans ce sens, comme les projets Hycaunais et Méthycentre portés par Storengy. Ensuite, pour l’injection directe d’hydrogène, sans passer par le méthane de synthèse, « nous sommes aujourd’hui capables d’en injecter 2 %. Dans les prochaines années, moyennant quelques travaux, nous seront autour de 6 % », chiffre Gilles Doyhamboure, de Téréga. Le taux de 20% d’hydrogène a été atteint à Dunkerque avec le projet Ghryd, mais dans des conditions particulières: il s’agissait d’une injection dans un réseau neuf pour des usages de chaleur domestique.

Teréga
Cofinancée par Énergie Partagée et un collectif d’agriculteurs, l’unité territoriale de méthanisation Méthalayou est en service depuis octobre 2018 et injecte près de 8 GWh/an de biométhane dans le réseau de transport de gaz naturel du sud-ouest, Terega.

Des réseaux compatibles ?

Techniquement, avant d’injecter de l’hydrogène dans les réseaux, l’interrogation principale porte sur la perméabilité des matériaux. Le réseau de gaz est assez hétérogène. Selon la date de construction, les types d’acier utilisés, par exemple, ne sont pas les mêmes. Seront-ils capables de contenir l’hydrogène ? Et qu’en est-il des soudures et des divers équipements qui, comme les machines tournantes, assurent le fonctionnement du réseau? « Les retours d’expérience de nos voisins – aux Pays-Bas, en Angleterre et en Allemagne – sont plutôt positifs et rassurants. Ils montrent que leurs réseaux sont compatibles avec 100 % d’hydrogène », observe Julie Pinel. « Quasiment sans rien changer ». En tout cas, dans les réseaux de distribution, car la pression du gaz y reste suffisamment basse pour relativiser l’enjeu de la perméabilité des matériaux. En France, sur le 100 % hydrogène, GRDF en est au stade des études et envisage des expérimentations à l’horizon 2025.

À plus long terme, les acteurs du gaz militent pour réutiliser les infrastructures existantes en les convertissant à l’hydrogène. «Ce sera forcément un optimum économique qui soulagera l’effort d’investissement », défend Gilles Doyhamboure. Cette réutilisation limiterait aussi l’emprise au sol et pourrait faciliter l’acceptabilité des chantiers, voire l’obtention des autorisations réglementaires. « Quitte à baisser la consommation de gaz avec des politiques d’efficacité énergétique, autant réutiliser une partie du réseau existant pour l’hydrogène », abonde Valérie-Ann Duval, directrice de la performance des risques, de la R&D et de l’innovation chez Engie. L’une des options envisagées consisterait à profiter du fait que, dans le réseau actuel, les canalisations sont parfois doublées, avec deux tuyaux construits côte à côte. Pourquoi ne pas continuer à en utiliser un pour le méthane et convertir l’autre à l’hydrogène ?

Stockage du gaz

L’enjeu des infrastructures ne se limite toutefois pas aux canalisations : il y a aussi le stockage du gaz. « Dans nos installations souterraines, nous commençons à accueillir du biométhane », témoigne Pierre Chambon, directeur général de installation de Storengy France. « Il nous oblige à adapter nos infrastructures, ainsi que nos procédures de surveillance et d’exploitation, car le biométhane est plus oxygéné que le gaz naturel. Mais son stockage est déjà une réalité ». Quant à l’hydrogène, pour le stocker massivement, les cavités salines semblent « les plus adaptées », juge- t-il. « Là-aussi, c’est déjà une réalité aux États-Unis et au Royaume-Uni ». Pour en faire autant en France, Storengy travaille sur plusieurs projets. Comme à Étrez (Ain), où une cavité saline autrefois utilisée pour le gaz naturel va être reconvertie pour stocker 2 tonnes d’hydrogène à partir de 2023. « Très vite, dès 2025, nous proposerons une capacité de stockage de 44 tonnes », prévoit Pierre Chambon. Il faudra d’abord mener des tests avec des cycles d’injection-soutirage réguliers et rapides, valider la configuration des installations et étudier le type d’hydrogène ressortant de la cavité. Après son passage en sous-sol, il aura pu, par exemple, se charger en humidité et peut-être faudra-t-il le traiter avant utilisation.
D’ores-et-déjà, avec ses quatre cavités salines, Storengy estime à 100 000 tonnes sa capacité de stockage d’hydrogène. « Un site est composé de plusieurs cavités. Nous pourrons donc les convertir progressivement en fonction de l’essor de la filière, tout en continuant par ailleurs à stocker du gaz naturel », détaille Pierre Chambon. La réflexion est également lancée sur le plan de la régulation du marché de l’hydrogène. La Commission européenne mène actuellement une consultation sur les règles d’accès au marché et aux réseaux de gaz. Elle porte, entre autres, sur la création potentielle d’un marché de l’hydrogène.

Marché à construire

« Il faut vraiment distinguer deux mondes. Pour l’injection en mélange avec le gaz naturel, la réglementation française oblige déjà à donner aux gaz renouvelables un accès au réseau. Cela se fait dans le cadre régulé que nous connaissons », décrypte Anthony Mazzenga. « Pour l’hydrogène en revanche, le cadre existant est plutôt celui du transport de produits chimiques dans un univers concurrentiel ». Avec le développement des usages, l’enjeu est de savoir s’il faudra mettre en place un marché de l’hydrogène analogue à ce qui existe pour les réseaux de gaz naturel et d’électricité. Chez Engie, « notre position est de dire que – si on se projette dans un monde où les volumes sont importants avec des producteurs répartis sur le territoire – il faudra leur offrir un accès aux réseaux et la meilleure manière de le faire est un cadre régulé », tranche Valérie-Ann Duval. En revanche, à la Commission de régulation de l’énergie (CRE), on est beaucoup plus prudent. « Nous avons énormément de mal à voir comment l’hydrogène va se développer. Il faut laisser le marché se construire. Si des problèmes se posent, nous verrons comment réguler le marché. Pour l’instant, nous n’en voyons pas la nécessité », temporise Nicolas Deloge, directeur des réseaux d’électricité et de gaz naturel à la CRE.
Dès lors, comment accueillir l’hydrogène dans les réseaux sans savoir où se situeront l’offre et la demande ? « L’hydrogène va émerger par les bassins industriels ou par les grands routes de logistique lourde », anticipe Pierre-Étienne Franc, directeur général et fondateur du fonds d’investissement FiveT Hydrogen. Un avis partagé par Philippe Boucly, président de l’association professionnelle France Hydrogène, qui cite Dunkerque, Le Havre et la vallée de la Seine, Saint-Nazaire, Lacq et le port de Bordeaux, Fos-sur-Mer et la vallée du Rhône, la Lorraine… La phase suivante supposera de fédérer les usages autour de ces besoins industriels et de les connecter. D’ici là, prévoit Valérie-Ann Duval, d’Engie, « les opérateurs de réseaux ont dix ans pour préparer la transformation de leurs infrastructures ».

 

Hydrogène : un changement d’échelle progressif
Le fonds FiveT Hydrogen, en cours de création, vise à mobiliser un milliard d’euros pour investir dans des infrastructures d’hydrogène du monde entier et accompagner le changement d’échelle de la filière. Interrogé sur l’injection dans les réseaux, Pierre-Étienne Franc, son directeur général et fondateur, se projette : « L’hydrogène est le symbole d’un changement de modèle. Il faut le considérer de façon systémique. Aujourd’hui, il est plutôt transporté sous forme gazeuse sous pression. Quand on arrivera à des productions de 500 kg à 1 tonne par jour, la filière passera à du transport sous forme liquide, jusqu’à des volumes de plusieurs tonnes par jour. Ensuite, dans une troisième étape, elle aura recours aux réseaux.Un autre enjeu va complexifier le système : les grandes sources d’hydrogène renouvelable pourraient venir de l’étranger, du Moyen-Orient ou du Chili par exemple. Mais pas immédiatement sous forme d’hydrogène, plutôt d’ammoniac, utilisé comme complément de combustible dans l’énergie ou peut-être le maritime ».

 

 

 

 

 

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