Le bâtiment ouvre le chantier carbone
La nouvelle réglementation RE2020 renforce les exigences de performance énergétique des bâtiments neufs. Mais elle va bien plus loin que les précédentes réglementations thermiques en intégrant un volet carbone sur tout le cycle de vie des bâtiments. U ne petite révolution se prépare dans le secteur de la construction.
La réglementation environnementale des bâtiments neufs, la RE2020, va entrer en vigueur le 1er janvier 2022, avec des exigences accrues ensuite en 2025, 2028 et 2031. Elle pousse le secteur à se réinventer. « La RE2020 est non seulement ambitieuse, mais elle est aussi très innovante. Avec elle, l’enjeu du carbone s’impose dans la construction », se réjouit Christophe Rodriguez, directeur général adjoint de l’Institut français pour la performance du bâtiment (Ifpeb). Un avis partagé par Julien Hans, directeur énergie-environnement du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB): « la France est plutôt en avance sur les autres États. La RE2020 est l’une des premières réglementations à introduire dans le bâtiment la logique d’analyse de cycle de vie. En tout cas, elle est certainement la première à être aussi ambitieuse. » Ou encore, autre témoignage : « La RE2020 marque une rupture. Dans le bâtiment, la France a longtemps réfléchi en termes énergétiques. L’enjeu carbone était simplement vu comme la conséquence des économies d’énergie. Désormais, la réglementation va nettement plus loin », abonde Valérie David, directrice développement durable et innovation transverse du groupe Eiffage.
Quatre piliers
Concrètement, la RE2020 s’appuie sur quatre piliers. D’abord, côté énergie, elle renforce les exigences de la réglementation thermique 2012 (RT2012) pour réduire encore les consommations des bâtiments. Ensuite, elle impose des seuils d’émissions de carbone pendant la phase d’exploitation du bâtiment, impactant les types d’énergie consommée. Elle introduit la notion de confort d’été. Enfin, elle définit une méthode d’analyse de cycle de vie obligeant à tenir compte du choix des matériaux et des modes de construction dans le calcul de l’impact carbone des bâtiments. « Tout l’enjeu sera de trouver le bon équilibre entre ces paramètres, il y aura probablement des compromis à faire », pressent Louis Bourru, chef de projet qualité environnementale des bâtiments au Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema).
Ajustements et modulations
Dans la dernière ligne droite de la concertation, le gouvernement a consenti à des ajustements. Dès 2020, il avait affiché son ambition sur l’indicateur de besoin bioclimatique « Bbio ». Ce paramètre traduit le niveau de performance énergétique intrinsèque du bâtiment, indépendamment du type d’énergie consommée. La RE2020 impose d’améliorer ce paramètre de 30 % en moyenne par rapport à la RT2012. Mais l’exécutif a promis des modulations pour les petits bâtiments, pour lesquels le carbone surcoût aurait été trop important. Un autre ajustement concerne le carbone. Un seuil de 4 kgCO2/m²/an avait été fixé comme niveau d’émissions de gaz à effet de serre (GES) pour les consommations d’énergie des bâtiments. Il inquiétait la filière gazière. Il sera conservé, mais une disposition temporaire a été introduite pour les maisons chauffées au gaz : des permis de construire pourront encore être obtenus jusqu’à fin 2023 lorsqu’un permis d’aménager prévoyant une desserte en gaz a déjà été délivré. Quant aux logements collectifs, le seuil initialement fixé à 6 kgCO2/m2/an en 2025 a légèrement été augmenté à 6,5 kgCO2/m2/an « afin d’assurer que des solutions hybrides performantes utilisant le gaz en appoint puissent être mises en place », justifie le gouvernement. Une maigre consolation pour la filière gaz. L’exécutif s’est montré plus conciliant avec les réseaux de chaleur, qui craignaient eux aussi une chute des raccordements. Ils vont bénéficier d’une dérogation temporaire. En ce qui les concerne, le seuil carbone, en 2025 sera porté non pas à 6,5 mais 8 kgCO2/m2/an. « Environ les trois quarts des réseaux actuels passent ce seuil », évalue le ministère du Logement. La valeur de 6,5 – prévue dès 2025 pour les autres filières – ne leur sera appliquée qu’en 2028. Autre ajustement pour les réseaux de chaleur : il sera possible de prendre en compte non pas le contenu carbone à la date du dépôt de permis de construire, mais un contenu carbone prospectif. C’est-à-dire, par anticipation, celui que le réseau prévoit d’atteindre à un horizon de cinq ans. Le but est d’éviter de pénaliser les projets de verdissement des réseaux. En conséquence, même si « la grande gagnante de la RE2020 reste la pompe à chaleur », ces ajustements vont « clairement sauver la mise des réseaux de chaleur dans le neuf », rassure Nicolas Garnier, délégué gén ral de l’association Amorce.
Produits de construction et équipements
Cela dit, le plus gros chantier ouvert par la RE2020 n’est pas le choix de l’approvisionnement en énergie, mais celui des modes de construction. En termes d’efficacité énergétique, les bâtiments neufs sont déjà performants. Suffisamment, en tout cas, pour que la part prépondérante de leur impact carbone soit désormais liée au choix des matériaux. C’était l’une des conclusions de l’expérimentation E+C-, qui a servi à préparer la RE2020: « La part des produits de construction et équipements représente en moyenne 57 % de l’impact carbone d’un bâtiment dans le cas des logements collectifs et 82 % pour les bureaux », chiffre ainsi Christophe Rodriguez, de l’Ifpeb. La RE2020 n’exclut aucun matériau. Chacun aura sa place… sous réserve, pour les filières les plus carbonées, de s’engager dans une baisse de leur empreinte. Les constructions devront se soumettre à une méthode de calcul inédite : une analyse de cycle de vie (ACV) « dynamique », où les émissions de GES sont pondérées en fonction de leur année d’émission. Autrement dit, plus les émissions ont lieu tôt dans la vie d’un bâtiment, plus elles pèseront dans le calcul. Ce qui devrait inciter à utiliser des matériaux biosourcés, stockant le carbone. À commencer par le bois, au détriment du béton.
Travail de normalisation
C’est une révolution « dans un secteur qui s’est largement structuré autour du béton : 82 % des bâtiments pour le logement collectif et 74 % pour le tertiaire ont une structure en béton », souligne Christophe Rodriguez. Pour convaincre les acteurs du BTP, certains très réticents par crainte des surcoûts engendrés parles nouvelles exigences, le ministère du Logement a promis d’engager un travail de normalisation « de cette méthode d’ACV dynamique au niveau français et européen, en concertation avec les parties prenantes ». Et de mettre en place un les architectes observatoire afin de centraliser et de suivre les données sur les bâtiments construits pour, éventuellement, ajuster la réglementation en fonction de son impact sur le marché.« Cet observatoire et les clauses de revoyure prévues sont très importants », a réagi Alexis Rouque, délégué général de la Fédération des promoteurs immobiliers (FPI) en février après les dernières annonces. La FPI reste toutefois prudente sur la soutenabilité technico-économique de la RE2020. « Le plus dur commence. Dans une certaine mesure, nous partons dans l’inconnu. » La Fédération française du bâtiment (FFB) a aussi exprimé ses « craintes» quant aux conséquences sur le secteur. Et l’ancienne ministre du Logement Emmanuelle Cosse, désormais présidente de l’Union sociale de l’habitat, est allée dans le même sens : « Un doute majeur subsiste, c’est la question de savoir si nous pourrons financière ment mettre en oeuvre la RE2020. » Aux dires des experts de l’Ifpeb comme du Cerema, les premiers niveaux d’exigence – prévus pour la période 2022 à 2024 – seront aisément accessibles. « Ensuite, le seuil de 2025 marquera vraiment une rupture. Il va obliger à travailler sur la mixité des matériaux, sur la compacité. des constructions, sur des logiques d’économie circulaire... », se projette Christophe Rodriguez. « La filière a jusqu’en 2025 pour se préparer. Les solutions techniques existent. Ce qui va changer, ce sont les habitudes de travail. »
Montée en compétences
Avec les précédentes réglementations, les professionnels du bâtiment ont développé des compétences en thermique du bâtiment. Il va falloir en faire autant avec les données carbone. Première recommandation ? « Réaliser des ACV pour comprendre ce qui contribue vraiment à un bon bilan carbone. Cela libérera l’innovation, l’offre industrielle va suivre », juge Julien Hans, du CSTB. Charge aux fabricants de produits de construction de correctement réaliser les « fiches de déclaration environnementale et sanitaire » de leurs produits, sur la base desquelles seront réalisées les ACV et les choix techniques dans les ouvrages. « Cette démarche valorisera les matériaux biosourcés, mais pas seulement. Elle ouvrira aussi la voie, par exemple, aux travaux sur la démontabilité et le réemploi », illustre Julien Hans.
Pour accompagner la filière dans cet apprentissage, l’Ifpeb a créé un « hub des prescripteurs bas carbone », qu’il anime avec le cabinet Carbone 4. Ce hub réunit depuis dix-huit mois une vingtaine de maîtres d’ouvrage et une quarantaine de maîtres d’oeuvre autour de deux axes. D’une part, se doter d’outils pour répondre aux exigences de la RE2020. D’autre part, réaliser des études sur des enjeux plus spécifiques à certaines filières. Une première étude a été menée sur la filière béton, une autre va suivre sur les matériaux biosourcés. Le béton est en effet dans la ligne de mire de la RE2020. Il faut dire que, plus largement, la filière « production de minéraux non métalliques et matériaux de construction » représente 23% des émissions de l’industrie française. Soit 18,4 MtCO2, dont 58% pour la seule production de ciment, élément constitutif du béton. Une feuille de route vient d’être définie avec le gouvernement, dans laquelle l’industrie cimentière prévoit de baisser de 24% ses émissions d’ici 2030. Puis de 80 % d’ici 2050 par rapport à 2015. Elle compte actionner plusieurs leviers : efforts d’efficacité énergétique, changements de combustibles, développement de nouveaux types de ciments, mais aussi capture et stockage de CO2.
Tout cela sera-t-il suffisant ? Pas sûr. Comme le signalent l’Ifpeb et Carbone 4 dans leur étude sur le sujet, « le béton se place en première position des émissions liées aux matériaux de construction à l’échelle du bâtiment ». Son intensité carbone moyenne est de 210 kgCO2/m³. Pour être conforme à la stratégie nationale bas carbone (SNBC), il faudrait descendre à 135 kgCO2/m³ d’ici 2030, une cible qui peut être atteignable avec certains types de ciments alternatifs. En revanche, les objectifs pour 2050 – toujours selon l’Ifpeb – ne pourront pas être atteints sans réduire les volumes utilisés. « Même avec une rupture technologique, seule une division a minima par deux des volumes de béton permettrait d’atteindre l’objectif de la SNBC. »
La filière bois en profiterait
Dès lors, les regards se tournent vers une autre filière elle aussi directement impactée par la RE2020 et qui se prépare, à l’inverse, à monter en puissance : la construction bois. « La RE2020 est une véritable chance pour le bois, car elle oblige à mesurer l’empreinte carbone de tous les matériaux et à tenir compte du stockage de carbone », se félicite Michel Druilhe, président de France Bois Forêt. La filière assure qu’elle disposera de ressources pour répondre à la demande. Aujourd’hui, le bois récolté chaque année en France ne représente que 60% de l’accroissement de la forêt. La filière prévoit par ailleurs de planter 50 millions d’arbres en 2021 et 2022, puis 70 M par an. « Dans la construction, le bois représente aujourd’hui 5 % du marché dans le collectif, 9,5 % dans les maisons individuelles et entre 6,5 et 7 % en moyenne sur ces deux types d’habitat. Nous pensons pouvoir atteindre 20 à 30 % du marché dans les dix ans », évalue Frédéric Carteret, président de l’organisation professionnelle France bois industries entreprises.
Investissements attendus
Mais la filière de la construction bois va devoir s’organiser : investir en R&D, planter, réduire les coûts en massifiant la production… « Pour permettre à notre industrie de répondre à la RE2020, l’investissement nécessaire est de 800 millions d’euros par an sur les cinq prochaines années », chiffre Luc Charmasson, président du comité stratégique de la filière bois. En guise de soutien, le gouvernement a mis en place des dispositifs d’accompagnement. Notamment 200 M€ dans le cadre du plan de relance, dont 150 M€ pour financer la plantation. « C’est la première fois qu’un tel soutien nous est accordé, nous demandons qu’il soit pérennisé. Une bonne solution serait d’utiliser le système des quotas carbone pour continuer à investir dans de nouvelles plantations », propose Luc Charmasson. Parmi les autres dispositifs, citons le lancement du fonds bois 3, dont le budget a été porté à 70 M€, contre respectivement 20 M€ et 25 M€ pour les précédentes éditions. Ce fonds est plutôt destiné à soutenir les moyennes et grandes entreprises, en investissant en capital ou dans des projets comme l’agrandissement d’usines.
Mixité des matériaux
Un appel à manifestation d’intérêt, désormais clos, a aussi été lancé pour innover dans la mixité des matériaux. Le principe ? « Au lieu de construire tout en bois ou tout en béton, utilisons le bon matériau au bon endroit », expose Luc Charmasson. « Le bois permet de faire de l’isolation par l’extérieur, tandis qu’un plancher en béton apporte de la masse, donc une meilleure régulation du chaud et du froid. » Ces divers accompagnements sont bien accueillis par la construction bois, qui réclame toutefois plus. Au moins 80 M€ d’aides par an pendant cinq ans. Au-delà des solutions techniques, l’enjeu carbone oblige à « revoir les méthodes de management de projet », signale la directrice du développement durable d’Eiffage, Valérie David. « À repenser les relations avec les architectes et les bureaux d’études, mais aussi à remettre nos acheteurs au centre des projets. » Pour orienter les achats du groupe vers des solutions bas carbone, Eiffage réfléchit à tenir compte du carbone dans la rémunération des acheteurs de l’entreprise. Leur rémunération a une part variable indexée sur l’argent qu’ils font économiser à Eiffage en négociant avec les fournisseurs. L’idée est de l’indexer aussi sur le bilan carbone des produits achetés. « J’espère que cela sera mis en place cette année », projette Valérie David.