Les forêts, la fausse piste des compensations carbone

13 12 2021
Noélie Coudurier
Laurent Gehant/AdobeStock
Les sols forestiers représentent le deuxième plus grand puits de carbone de la planète.

Tantôt taxés de décourager les initiatives de réduction des émissions de CO2, tantôt encouragés à devenir incontournables pour atteindre l’objectif de neutralité carbone, les crédits carbone déchainent les passions. Sujet central de la COP26 et point d’attention de la société civile, les crédits carbone font débat dans les milieux scientifiques et associatifs, plus encore lorsqu’ils capitalisent sur les éléments naturels.

L’idée de la compensation carbone part d’un postulat scientifique simple : l’endroit où l’on émet ou absorbe les gaz à effet de serre (GES) dans le monde, n’affecte pas différemment le réchauffement climatique. Ce qui est émis dans un endroit A peut donc être compensé à égalité dans un endroit B via des absorptions naturelles ou technologiques. C’est ainsi qu’en parallèle du marché « réglementé » s’adressant aux États, les particuliers, collectivités locales, petites et moyennes entreprises ont voulu compenser leurs émissions de GES sur le marché « volontaire ». Dès lors, leurs émissions de CO2 évitées par rapport à un scénario de référence sont converties en crédits carbone achetés volontairement. Les projets répondent à quatre conditions : être additionnels (c’est-à-dire qu’ils n’auraient pu voir le jour sans ce financement), être en capacité de mesurer la quantité de CO2 « évitée », réaliser la vérification de ces émissions évitées ou capturées, et garantir le fait que chaque tonne évitée donne droit à un crédit carbone.

L'attrait pour les terres et forêts

Les sols forestiers représentant le deuxième plus grand puits de carbone de la planète, ils sont devenus un atout majeur dans la stratégie de réduction des émissions de GES dans l’atmosphère. Les entreprises émettrices se sont mises à acheter massivement des « unités » dans des terres et forêts (capables d’absorber naturellement du carbone) en échange de quoi elles obtiennent des crédits carbone ou « permis de polluer ». « Donc là on se dit, génial, la forêt va nous sauver, ironise Julia Grimault, cheffe de projet agriculture et forêt au sein de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE). Mais il faut démystifier cette idée. »

Historiquement, les entreprises qui compensaient étaient celles qui réalisaient dans le même temps le plus d’efforts en matière de réduction de leurs émissions. Mais progressivement, la machine s’est enrayée. Non seulement parce que le mécanisme de compensation a révélé certaines anomalies, mais aussi parce que les réductions d’émissions qui devaient être concomitantes n’étaient pas au rendez-vous. « Une réalité loin d’être idyllique, déplore Myrto Tilianaki, chargée de plaidoyer justice climatique au CCFD Terre solidaire. Une partie des entreprises poursuivent leurs émissions nocives, voire les augmentent, tout en les compensant par des projets néfastes pour l’environnement et les populations locales. »

Équivalence imparfaite

La compensation présuppose une équivalence entre la réduction d’émissions à la source – dont l’impact est certain – et l’achat de crédits carbone – dont les impacts sont plus hypothétiques. Or une compensation carbone fondée sur les éléments naturels ne peut assurer une obligation de résultats, et fait peser une pression importante sur l’environnement et les droits humains. « Il est très difficile de quantifier l’impact réel d’un projet environnemental, pour Gilles Dufrasne, chargé de plaidoyer au sein de l’ONG Carbon market watch. Le calcul du seuil de référence, bien que guidé par des labels, est laissé à la discrétion des entreprises qui veulent compenser. Il est donc tentant d’embellir le scenario. »

En effet, le marché volontaire est régit par des labels de certification. Mais le calcul des seuils de référence qui en découlent est souvent inexact, car basé sur un monde virtuel, non seulement incroyablement technique mais aussi auto-déclaratif. Le scenario de comparaison doit être audité et approuvé. Mais l’auditeur est en réalité payé par le responsable de projet Sans oublier que les quantités les entreprises ont besoin de compenser sont souvent irréalistes. Par exemple, si Shell devait compenser ses émissions de CO2, il lui faudrait planter des arbres sur une surface équivalente à celle de l’Inde ! D’après Oxfam, pour éliminer les émissions de carbone dans le monde afin d’atteindre le « zéro émission nette » d’ici 2050 à partir de la seule utilisation des terres, il faudrait planter au moins 1,6 milliard d’hectares de forêts, soit l’équivalent de cinq fois la superficie de l’Inde ou plus que la totalité des terres arables de la planète.

La compensation induit aussi de fortes tensions sur les populations autochtones. « Ce sont souvent des projets mis en place dans des pays en développement où le droit à la terre n’est pas toujours clair, explique Gilles Dufrasne. Donc les communautés peuvent être exclues des négociations, voire perdre accès à des ressources qu’elles exploitaient. » Le milieu naturel n’est pas en reste : inadaptation des essences sylvicoles replantées, monocultures, besoins démesurés en eau, etc. D’autant plus qu’il n’existe aucun moyen de s’assurer que le carbone va rester stocké dans l’arbre.

Manque d’ambition

Par ailleurs, les acteurs privés manquent souvent d’ambition en matière de réduction de leurs émissions. « Si les entreprises ont une trajectoire de décarbonation cohérente avec l’atteinte de nos objectifs climatiques, et qu’elles compensent dans le même temps leurs émissions résiduelles, c’est bien. Mais il faut s’assurer que leurs trajectoires de neutralité tiennent la route. Sans cela, la compensation servira simplement à cautionner le fait que l’entreprise continue à avoir une activité émettrice », prévient Julia Grimault. Plusieurs solutions existent pour éviter d’avoir des pratiques contreproductives et maintenir des financements en faveur des terres et forêts.

Tout d’abord, oeuvrer pour que le prix du carbone soit haut, afin que les projets financés soient de qualité. Pour l’heure, le bas prix d’achat de la tonne de carbone a tendance à dissuader les porteurs de projets vertueux à vendre leurs crédits. Ensuite, il faut « apprendre à mieux monitorer les projets », d’après I4CE. Tenir compte des risques sur l’avenir permettra d’estimer au plus près chaque scenario de compensation. On peut aussi s’inspirer des travaux du Science Based Targets Initiative, en certifiant une entreprise de « net zéro » seulement si elle réduit ses émissions de 95 % et compense les 5 % restants. Une compensation plafond en somme. Et puisqu’il y a de forts enjeux de communication, il faut aussi revoir le vocabulaire.

Pour l’Ademe et Carbone 4, le terme de « compensation » doit être remplacé par celui de « contribution » pour toutes les émissions que les entreprises n’auront pu s’empêcher de produire. Une façon de ne « rien cacher sous le tapis ». Sans doute enfin, enlever toute logique de transaction autour des forêts et terres agricoles dans les marchés carbone, comme a promis de s’y consacrer le secrétariat général des Nations Unies à Glasgow, début novembre.

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