Les collectivités se réinventent dans la sobriété

18 03 2022
Caroline Kim-Morange
Beeboys AdobeStock

Depuis quelques années, une nouvelle notion a fait son apparition dans le vocabulaire des politiques publiques : la sobriété. Elle bouscule la vision traditionnelle du rôle des collectivités mais sait aussi séduire, car elle allie réduction des coûts, bon sens et réponse à l’urgence écologique.

Malgré un emploi devenu fréquent, le terme de sobriété n’a pas encore de définition précise. En juillet 2021, dans une étude sur la sobriété dans les collectivités françaises et européennes, l’Ademe tentait une définition : « Dans un contexte où les ressources naturelles sont limitées, la sobriété consiste à nous questionner sur nos besoins et à les satisfaire en limitant leurs impacts sur l’environnement. »

Cela reste un peu obscur, mais reprend deux notions centrales : celle des limites et celle du besoin. « Pour parler de sobriété, nous nous inscrivons dans le cadre des “neuf limites d’habitabilité de la terre pour les êtres humains” », indique Sébastien Maire, délégué général de l’association France Ville Durable. Ces limites ont été définies par un groupe de scientifiques en 2009. Ce sont des seuils que l’humanité ne devrait pas dépasser pour pouvoir durablement vivre dans un écosystème sûr.

Parmi elles figurent le changement climatique, les changements d’utilisation des sols ou encore la pollution chimique. « La sobriété vient ajouter la notion de limites au “développement durable”, une expression qui est un oxymore. Depuis vingt ans, on ajoute des politiques ou des projets durables au main stream des activités économiques, au lieu de les transformer. Le bilan des consommations de ressources et des externalités négatives n’en est qu’aggravé », poursuit Sébastien Maire.

Se lancer dans une politique fondée sur la sobriété revient donc à s’interroger sur le bien-fondé de l’action ou de l’investissement envisagé. « Nous travaillons beaucoup sur la question du besoin : qu’est-ce qui est réellement indispensable ? », note de son côté Karine Bosser, coordinatrice du pôle territoires durables à l’Ademe Normandie.

Adieu l’attractivité

Pour les collectivités, c’est un changement complet de paradigme. Depuis des dizaines d’années, une de leurs missions est de développer leur territoire, de favoriser son attractivité. Alors qu’avec la sobriété, il ne s’agit plus forcément de grandir. Cela provoque parfois des remous dans les équipes.

En tout cas, cela fait bouger les lignes, à l’image de la métropole de Montpellier. « La notion d’attractivité est beaucoup discutée en interne. Notre président Michaël Delafosse estime que nous ne pourrons plus continuer à croître au même rythme qu’auparavant », explique Isabelle Touzard, vice-présidente de Montpellier Méditerranée Métropole, et déléguée à la transition écologique et solidaire, biodiversité, énergie, agroécologie et alimentaire.

Expérimentation extinction nocturne Montpellier
Expérimentation d'extinction nocturne partielle à Montpellier. ©CH.Ruiz-Montpellier3M

Une autre mission traditionnelle des collectivités relève de la politique énergétique et de la lutte contre le changement climatique : il faut remplacer les hydrocarbures par des énergies renouvelables et améliorer l’efficacité énergétique des équipements. Ces objectifs n’ont pas disparu mais « souvent, on confond efficacité énergétique et sobriété. Remplacer d’anciennes ampoules par des LED et mettre en place un système de gestion intelligent, c’est de l’efficacité. Eteindre la nuit, c’est de la sobriété », précise Sébastien Maire.

De même, jusqu’ici, le transport durable signifiait aller plus loin et plus vite de manière verte. Aujourd’hui, pour faire sobre, il faut réussir à diminuer le besoin en déplacements, par exemple en signant la fin du zonage traditionnel travail/ habitation/centre commercial.

Collectivité bâtisseuse

La sobriété remet en outre en cause l’image traditionnelle de la collectivité bâtisseuse. « Après une phase de construction d’équipements culturels, qui a été menée au cours de la législature passée, nous pensons plutôt nous concentrer sur l’amélioration de l’offre de services en nous appuyant sur ce qui existe déjà », décrit ainsi Isabelle Touzard.

Rénovation thermique, Montepllier
Rénovation thermique de la copropriété Las Rébès, Montpellier. ©C.Marson/Montpellier3M

Josselin Sourisseau Pierre, directeur aménagement et cadre de vie pour Argentan Intercom et pour la ville d’Argentan, raconte de son côté comment la communauté de communes est parvenue à éviter la construction d’une nouvelle école. « Nous avons lancé un audit il y a cinq ans pour réaliser notre schéma directeur immobilier. Cela nous a permis de connaître la vétusté, le taux d’occupation, le coût de fonctionnement énergétique et global de notre parc, constitué alors de 145 bâtiments. Nous nous sommes aperçus qu’il y avait 30 % de sous-utilisation ou de non-utilisation des bâtiments scolaires : telle classe restait vide, telle autre servait de stockage… Nous avons décidé de fermer une maternelle et d’installer ses quatre classes dans le bâtiment de l’école primaire, que nous avons réhabilité. » Environ 5 000 m² de bâti ont ainsi disparu de l’actif d’Argentan Intercom et de la ville d’Argentan.

Cédric Lentillon, directeur adjoint du département bâtiment durable au Cerema, évoque aussi par exemple « l’école du futur » : « les établissements scolaires peuvent-ils être utilisés également comme des lieux d’accueil pour d’autres activités ? Cela permet d’être sobre en espaces en mutualisant les usages dans les bâtiments. » Et en évitant de nouvelles constructions.

Dans un tout autre domaine, celui de la mobilité, partir sur la piste de la sobriété peut aussi signifier renoncer à créer des équipements. « Nous devons optimiser, réhabiliter, entretenir et maximiser l’usage de ce qu’on a déjà construit, et arrêter la course en avant dans la production de neuf. Une politique vélo, par exemple, qui aurait pour conséquence la réfection totale de la voirie pour créer des pistes cyclables flambant neuves, aura un bilan énergétique, matériaux et ressources très lourd, là où l’adaptation simple et à moindre coût des voiries existantes a un bénéfice direct, tant au niveau des finances publiques que de l’environnement », affirme Sébastien Maire.

Vive les économies

Au lieu de bâtisseuse, la collectivité devient économe. L’image est différente mais elle peut aussi séduire. L’un des grands arguments de la sobriété est en effet les économies qu’elle permet de réaliser. En évitant de consommer (des matériaux, du chauffage, de l’électricité, des terrains, etc.), une politique ancrée dans la sobriété offre la possibilité de réduire les coûts d’investissement et de fonctionnement.

Illustration sobriété
©Romolo Tavani/AdobeStock

Un exemple parlant, sur Argentan Intercom et ses 34 000 habitants : l’extinction depuis 2018 de l’éclairage public sur la quasi-totalité de l’intercommunalité pendant une partie de la nuit a permis d’économiser 100 000 euros par an sur le budget d’éclairage. En outre, cette politique s’est accompagnée d’un effort d’efficacité énergétique. Le changement des ampoules par des LED a réduit de moitié la facture annuelle, soit une diminution de 70 000 euros par an.

Josselin Sourrisseau Pierre résume ainsi les réflexions d’Argentan Intercom sur le plan économique : « nous abordons la sobriété à quatre niveaux. En premier lieu, elle permet de maîtriser le budget de fonctionnement. En second lieu, lorsque nous inscrivons cette rénovation dans des appels à projet ou dispositifs gouvernementaux liés à la transition écologique, elle finance la rénovation des bâtiments. En troisième lieu, la sobriété débouche sur la création de filières économiques, d’emplois dans les énergies renouvelables locales et l’économie circulaire. En dernier lieu, c’est un outil de résilience du territoire, par exemple face à un coût croissant de l’énergie. »

Former et sensibiliser

Si les politiques de sobriété semblent vertueuses, il faut encore les faire adopter par les collectivités territoriales et le grand public. « Le tout premier levier est la formation », estime Sébastien Maire. En ce domaine, l’offre se structure peu à peu (voir encadré). Autre accélérateur d’importance, l’impulsion donnée par les pouvoirs et organismes publics.

En témoigne l’expérience de la Normandie, où la direction régionale de l’Ademe mène depuis plusieurs années une politique particulièrement volontariste. « Dès 2016, nous avons lancé une opération d’accompagnement de dix collectivités dans leurs politiques de sobriété. En effet, le constat était qu’elles n’allaient pas pouvoir suivre la trajectoire de réduction par quatre des émissions de gaz à effet de serre (GES) qu’elles s’étaient fixées. Elles travaillaient sur l’efficacité énergétique plus que sur la sobriété, et cela n’était pas suffisant. Nous avons décidé de les fédérer, d’organiser des réunions régulières, de les faire accompagner par un assistant à maîtrise d’ouvrage spécialisé. Au début, les opérations étaient ponctuelles. Peu à peu se sont mises en place de véritables stratégies », se souvient Karine Bosser.

L’Ademe Normandie a aussi enrichi son site internet avec des rubriques dédiées à la sobriété, contenant des descriptions d’opérations intéressantes, des vidéos, des fiches méthodologiques. L’objectif est de faire effet boule de neige.

Soutien et gouvernance

Autre condition nécessaire au succès : un exécutif convaincu. À l’image d’Argetan Intercom, où Frédéric Leveillé, actuel président de l’intercommunalité et maire d’Argentan, avait lancé l’Agenda 21 en 2010. En 2021, c’est aussi lui qui a choisi de renforcer les moyens dédiés à cette politique en créant le service urgence climatique et développement durable (DD), composé de cinq personnes.

Du côté des équipes, Josselin Sourisseau Pierre, l’actuel directeur aménagement et cadre de vie, est lui aussi depuis longtemps engagé en faveur de la transition. « J’ai longtemps été responsable d’un service développement durable dans une précédente collectivité, mais j’ai voulu passer du côté opérationnel, pour agir concrètement et non plus seulement tenter de faire faire. Je suis devenu responsable des services techniques, avant de chapeauter désormais la direction des services techniques, l’urbanisme/ aménagement, et le service urgence climatique et DD », précise-t-il.

Ici transparaît une autre des conditions pour avancer : la gouvernance. À Argentan Intercom, la direction aménagement et cadre de vie gère une grande partie de la politique d’investissement, de l’énergie, de l’achat des fluides, de la planification du territoire. « L’organisation s’est mise en adéquation avec les ambitions », poursuit Josselin Sourisseau Pierre.

Sur le territoire de Montpellier Méditerranée Métropole, « nous avons intégré énormément de compétences lors de notre création en 2015. C’est très utile pour avoir une politique systématique en faveur de la sobriété. Nous avons beaucoup de leviers pour agir », explique Isabelle Touzard. Elle cite des politiques en matière de rénovation énergétique, de transports publics, d’urbanisme, d’économie circulaire, de sobriété numérique, ainsi qu’une tarification sociale et écologique de l’eau qui va être mise en place entre 2022 et 2023, un plan d’extinction partielle des lumières la nuit…

Toucher le grand public

Des actions sont aussi nécessaires en direction du grand public, pour que la démarche de sobriété soit acceptée. Certains tentent de convaincre en la valorisant. Cédric Lentillon rappelle ainsi que « même si le mot sobriété a une connotation qui peut faire un peu peur, dans le domaine du bâtiment par exemple c’est une source d’innovation ». Si certains habitants sont réticents au premier abord, par exemple à l’extinction des lumières publiques au milieu de la nuit, finalement ils comprennent, car derrière la sobriété il y a du bon sens.

Josselin Sourisseau Pierre décrit quant à lui la politique menée par l’intercommunalité pour mettre en place cette extinction : une première étape de blackout massif, sur tout le territoire hormis le centre-ville d’Argentan. Une seconde étape d’affinage, par exemple un éclairage plus étendu les jours de fête, des zones d’activité où la lumière est rallumée plus tôt qu’ailleurs… Peu à peu, une régulation a été mise en place en fonction des besoins concrets de la population.

La sensibilisation des habitants peut aussi passer par des initiatives telles que « Défi-toit », encouragées par l’Ademe. Comme pour les « familles à énergie positive », des foyers sont recrutés pour porter, cette fois-ci, des actions plus larges de sobriété. Reste que « ce n’est pas un sujet facile, notamment pour les élus, car ce mot sobriété peut être perçu comme négatif, synonyme de récession. Nous faisons donc appel à des psychosociologues. Ils nous aident à comprendre comment accompagner le changement, travailler sur les réticences, les freins. Ils suggèrent par exemple de fonctionner par étapes, selon une politique des petits pas, ou de mettre en place des actions réversibles. En 2022, notre enjeu est d’arriver à répandre une culture de la sobriété sur notre territoire », conclut Karine Bosser.

La Formation reste un enjeu
La sobriété est une notion relativement récente, et les formations sont parfois un peu à la traîne. Notamment les formations initiales d’où sortent les fonctionnaires et cadres territoriaux. « Il ne faut pas que la notion de sobriété s’ajoute aux autres, il faut qu’elle les remplace, qu’elle se structure dans ces formations et s’y diffuse », indique Sébastien Maire, délégué générale de l’association France Ville Durable. Pour les élus et les techniciens en poste, diverses formations existent déjà. L’Ademe en propose depuis un certain temps. L’association France Ville Durable va faire de même, pour ses adhérents, à partir de mars 2022. Le Cerema, quant à lui, prévoit un « grand déploiement de formations dites “écoénergie tertiaire”, permettant d’expliquer les obligations contenues dans le décret tertiaire puisqu’elles aborderont la sobriété des bâtiments en général. Elles sont destinées aux élus et aux techniciens, allant donc au-delà de notre spectre habituel qui se limitait aux agents de l’État », explique Cédric Lentillon, directeur adjoint du département bâtiments durables au Cerema. Outre la formation, l’organisme veut aussi jouer sur l’information en créant une plateforme d’échanges de l’expertise technique (Expertises. territoires). Les agents et cadres territoriaux pourront y faire connaître les bonnes pratiques et diffuser les initiatives intéressantes.

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